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septembre
2002
AU JOUR LE JOURNAL LA LOVE PARADE, LE 11 SEPTEMBRE, JULIEN B.
J'AI TERMINE MON PROCHAIN DISQUE : WHITE LIGHT !
"Avez-vous le sentiment que de nombreux artistes se coupent aujourd'hui du public ? Oui parce qu'ils commencent à penser au jazz comme à un art. Je n'ai jamais pensé ainsi. Le jazz c'est un jeu, des jeux… C'est l'expression de ce que je ressens : combien je suis furieux, combien je suis heureux, combien je suis tendre… C'est tout. J'aime qu'il en soit ainsi." Cette réponse de Stan Getz à Jean-Louis Ginibre dans "Jazz Magazine" me touche au cœur. C'est le cœur du problème. La musique de jazz doit-elle être entendue comme de l'art ou comme un divertissement. Je dérive depuis des années vers un territoire sonore inconnu. Free Jazz comme révolte quand j'étais jeune. Jazz comme jeu lorsque je voulais m'approcher de l'héritage mystique de John Coltrane. Anti jazz comme du rock and roll à l'époque punk. Jeu comme le jazz dans les grands moments de la free music. Jazz comme un art maintenant que la confusion vient d'atteindre l'horizon magnétique du son. Je viens de terminer un disque qui se veut une réflexion ou une réverbération de l'art pictural dans le son. Une sorte de musique "arty" qui utilise les techniques des plasticiens. L'équivalent sonore de coulures et de projections de peinture sur la toile. L'équivalent sonore d'une conceptualisation outrancière. Une installation musicale d'éléments disparates. Le collage métaphorique de parasites et de défauts variés du son. Des masses de microphone transformées en sculpture d'assemblages hétéroclites. Ce disque est une sorte de précipité chimique de l'image transformée en sons sous l'accélération corrosive de la société du spectacle. Le titre est "White Light " c'est le titre de la peinture de Jackson Pollock reproduite sur la pochette du disque historique "Free jazz" d'Ornette Coleman. C'était en 1960. J'ai commencé ce projet d'enregistrement il y a deux ans et j'ai travaillé d'arrache-pied pour le terminer cet été. J'ai pris mon pied à enregistrer et bidouiller chez moi tous ces éléments dans mon "home studio" numérique. Le disque est entièrement réalisé avec le "direct to disk" multipistes Rolland 1880. J'utilise aussi le Tascam Dap1 magnétophone numérique portable pour le matériel enregistré à l'extérieur.
La première composition "Les mots songes" est faite d'après "le calendrier 2000" de Claude Closky lu par mon amie Emiko Ota. Le texte principal est construit sur le détournement d'un poème en alexandrins d'Arthur Rimbaud. "On n'est pas numérique quand on a dix sept teufs". Ce poème complexe est merveilleusement interprété par Jam le chanteur de feu le groupe "Human Spirit". La rythmique tourne autour de quelques "samples" de Monk et d'Ornette Coleman. La pièce possède une structure très classiquement répétitive.
Une partie du matériel sonore de la deuxième composition est enregistré sur le lieu de la performance de Joschen Gerz sur le parvis de Notre Dame de Paris. Cette inoubliable installation "Les mots de Paris" avait eu lieu en l'an 2000. C'était le dernier jour d'août. Les sans abris avaient animé nuit et jour la performance pendant deux mois et ils s'en allaient retrouver leur triste sort. Ils quittaient le lieu transformé en installation dont faisaient parti les gens de la rue. J'ai aussi utilisé pour cette composition "Chômeur de faim", une chanson qui n'était pas sortie à l'époque ou j'avais enregistré "la légende du franc rock and roll".
La troisième composition est dédiée a mon ami Julien Blaine. Elle est construite sur une superposition des 15 chapitres de son livre "Du sorcier de V. au magicien de M." J'ai superposé le texte de telle sorte qu'il devienne presque incompréhensible. Il s'agit d'un livre sur la magie dans l'art. Le sujet est secret. L'objet est caché. Je n'ai pas fait cela par snobisme mais pour transposer cette notion de mystère dans le son. Objectivement tous les mots sont présents avec un sens précis mais on ne peut plus les entendre car ils sont entremêlés en neuf couches successives. Le rythme des mots se transforme en abstraction. Alchimie de l'ostinato. Transmutation du son en or.Les différents chapitres du livre sont lu par deux comédiens d'Olivier Py : Benjamin Ritter et Elizabeth Mazev ainsi que par moi même. J'ai choisi quelques mots clefs que j'ai fait déclamer à Julien. Ensuite j'ai "samplé" sa voix. Je l'utilise de manière très rythmique comme une voix soliste.
La quatrième composition est dédiée à Ilya et Emilia Kabakov. J'avais été absolument bouleversé par leur installation "L'homme le plus heureux du monde" présenté au Musée du Jeu de Paume. Une modeste salle de séjour soviétique perdue dans une vielle salle de cinéma des années 50. Une perception subtile et nostalgique du passé. J'ai proposé à Pierre Barouh six cartes postales anciennes. Des souvenirs personnels très forts. Je lui ai demandé de décrire les images. J'ai bien sûr enregistré son extraordinaire improvisation verbale. J'ai tout remonté de manière complexe. J'ai utilisé une grande quantité de "samples" de vieux disque roumains de folklore. J'ai construit des boucles rythmiques à partir de "Beat & break shop". Un disque destiné à cet usage enregistré par l'excellent batteur Steve Arguelles. J'ai mélangé le tout avec délicatesse et j'ai mixé à feu doux.
La cinquième composition est dédiée à ma compagne Marie-Jo Pillet. Le corps de la pièce est un solo de saxophone alto. L'accompagnement en forme de drone électronique est joué en temps réel avec un petit échantillonneur dont le son est modifié par un modulateur en anneau et un phaseur Moog. J'ai joué cette musique plusieurs fois lors de la présentation de sa création "Marchons sur l'eau" ou j'exécutais "Marchons solo". L'œuvre actuelle de Marie-Jo flotte sur l'idée tactile du déluge. Toucher les rêves avec ses pieds et ses mains. Au commencement du monde il y avait de l'eau partout. Je lui ai demandé de lire ses carnets de notes sur ce sujet presque biblique. Elle lit aussi des lettres d'amour qu'elle m'avait envoyé. Sa voix est diffusée à l'envers pendant toute la durée de la pièce. Le début est la fin et ainsi de suite. J'ai rajouté les enregistrements d'un torrent, de la mer et de la pluie. La sonorité de l'eau semble se transformer en crépitement d'incendie et s'écoule en un continuum de bruit blanc.
La sixième pièce est dédiée à Otto Muehl. J'ai passé quinze jours dans sa communauté au Portugal. Je décris dans le détail ce séjour dans mon journal de juillet. J'ai enregistré des ambiances et des discussions passionnées contre la petite famille et les frustrations sexuelles. Otto joue d'un vieux piano désaccordé et chante remarquablement bien dans le style des cabarets d'avant la seconde guerre mondiale. J'ai aussi enregistré une "Action" improvisée entre Violaine (la fille qui joue la Maja Desnuda sur leurs affiches) et Otto. Impossible de ne pas utiliser l'orchestre "Baby Jazz" des jeunes qui réside dans la communauté. J'ai superposé en deux ou six couches leurs interprétations "be-bop" pour les détourner vers une sorte de "free jazz". Des masses intempestives de micro repassées à travers des délais numériques créent une tension électronique. Comme dans la peinture j'utilise les accidents et imprévus à des fins créatives. J'utilise les défauts manifestes de mon enregistrement comme quelque chose d'excitant à écouter.
La composition "Art" de Steve Lacy clôture le disque "White Light ". C'est un hommage à ce grand compositeur pour qui j'ai une admiration sans borne. J'ai longtemps hésité à inclure ce morceau qui m'avait donné l'idée de réaliser un disque en référence à l'art. J'avais très peur d'être mauvais. J'ai programmé la main gauche du piano sur un synthétiseur. Je joue ce continuum obsessionnel dans un esprit "techno rétro". Je joue la mélodie au saxophone soprano doublée en "re-recording" par la clarinette basse. C'est une matière très riche de sonorité chaude. Erick Borelva transcende l'ensemble par un jeu de batterie très pertinent. Sans lui mon interprétation n'aurait pas vraiment existé. Je voulais améliorer mon jeu sur cette prise mais l'improvisation possède une spontanéité que je n'aurai pas pu retrouver une nouvelle fois.
J'ai envoyé une copie de ce disque à Catherine Peillon de "l'Empreinte Digitale", une à Benjamin Barouh de "Saravah" et une à Laurent Cauwet de "Al Dante". J'ai déjà sorti des disques chez eux trois. Je les connais bien et ce sont des amis. J'ai laissé une copie à la galerie de Claude Closky pour voir si mon hommage le concerne. J'ai invité Jacques Oger de "Potlatch" à venir écouter la chose chez moi. Pour Jacques qui est "un ami de vingt ans" la chose est clair ! Mon travail est mauvais, trop simple voir inutile. J'étais profondément blessé par sa réponse. Je l'ai salué froidement. Au revoir ! C'est la grisaille sur Paris mais le soleil brille au dessus des nuages ! J'avais aussi confié un exemplaire à Franck Medioni qui est journaliste de musique. Il était en train de monter une émission spéciale sur Steve Lacy et il m'a bien réconforté en me disant combien il a aimé ce projet de disque.
Samedi 14 septembre La love parade, ex techno parade, m'a semblé assez décevante. J'étais parti à leur rencontre vers la gare d'Austerlitz. Dommage pour moi. Les chars étaient assez éloignés les uns des autres. J'aime entendre deux sonorisations en même temps. Entendre deux chars dont les tempos et la pauvreté rythmique semblable se superposent dans une merveilleuse spacialisation urbaine. Des groupes de gens suivaient chaque char en dansant de manière schématique et sympathique. Toujours le fameux couple tension détente ! Le son aigu crée un besoin et un désir. Au bout de quelques dizaines de secondes la basse et le pied binaire créent une sorte de jouissance primaire. Soudainement tout le monde lève les bras vers le ciel. Index levé avec satisfaction. Les chars étaient peu décoré et pas originaux. Peut être les trois derniers avaient-ils quelques marques créatives. Le slogan du dernier char qui sert de voiture balai :"Queer as folk". Les danseurs étaient banalement ennuyeux et rarement "sexy". Les individus, avec pantalons coincé sur les hanches près à descendre, découvrant leur slip, s'ennuyaient comme tout le monde. Les jeunes femmes et les jeunes hommes juchés sur les chars étaient raides comme des piquets mais pas raides défoncés. Ils étaient en grappe compacte et donnaient plutôt l'impression d'attendre le métro à l'heure d'affluence. Certains avaient réellement l'air de se demander ce qu'ils foutaient dans cette galère de carnaval parisien. Love Parade. Quel beau titre ! L'amour c'est pas évident… un quatorze septembre, veille du vendredi treize et trois jours avant l'anniversaire du onze septembre. La parade était grise comme Paris. Un peu soûle, un peu "stone", grise, mais ni noire ni multicolore.
Mercredi 11 septembre
J'avais invité Pierre Bastien à dîner le 11 septembre de l'année passée. Je ne suis pas devin. J'aime beaucoup sa démarche musicale solitaire et extrêmement originale. Nous ne nous étions pas vu depuis onze ans. Nous avions passé une soirée très chaleureuse malgré cette apocalypse de New York. L'actualité était restée réellement présente dans nos conversations car je n'ai pas la télévision chez moi. J'ai intériorisé le drame en écoutant la radio. Un peu comme les gens du tiers monde qui ne sont pas enfermé chez eux à double tour. Scotchés devant leur télé à regarder les "twins towers" s'écrouler. Je n'ai pas été contaminé par le crash d'image qui a frappé la population. Nous avions bien sûr parlé avec Pierre de la guerre éclair, mais aussi d'art et de musique.
Un an après j'ai l'impression de ne pas avoir compris grand chose. Je ne lis presque plus les journaux. Je ne crois plus un mot ni une image des médias. Je me sens tout à fait démuni pour comprendre un événement pareil. La conscience est dans l'escalier. Comme je me sentais tellement loin de tout j'ai été voir le très beau film "Onze minutes, Neuf secondes et Zéro une image" réalisé par onze cinéastes. Curieusement le français Claude Lelouch et l'américain Sean Penn envisagent le problème sous le même angle. Non événement pour des gens dévorés par un amour malheureux. L'anglais Ken Loach ne parle que du 13 septembre 1973, jour de l'assassinat de Salvador Allende. 30000 personnes assassinées dans les semaines qui suivent avec la complicité des américains. L'israélien Amos Gitai est totalement enfermé dans la logique du terrorisme et dans le complexe de l'assiégé. Le bosniaque Danis Tanovic parle de ses compatriotes et d'une manifestation des veuves de guerre qui a lieu tous les onze du mois à Sebrenica. L'égyptien Youssef Chahine présente onze minutes profondément dialectiques et passionnantes. En général les cinéastes d'Afrique et d'Asie m'ont semblé biens plus lucides sur le présent que leur confrères occidentaux. Il reste toujours les riches et les pauvres. Tout le reste c'est du baratin. Le burkinabé Idrissa Oudraogo réussi à être drôle. Un groupe d'enfants croit avoir découvert Ben Laden. C'est un arabe à longue barbe caricaturale comme dans "Tintin et Milou". Ils courent après lui pour avoir la prime et sortir de la misère… L'iranienne Samira Makhmalbaf présente un film qui est un chef d'œuvre de pensée démocratique et d'intelligence pédagogique. L'indienne Mira Nair et le mexicain Alejandro Gonzales Inarritu sont très proche de l'événement vu des USA. La première de manière émotionnelle et le second de manière abstraite. Pour achever le spectateur le dernier des films est réalisé par le japonais Shohei Imamura en référence unique à Hiroshima. Sa conclusion "Il n'y a pas de guerre sainte".
Jeudi 19 septembre. Formidable performance de Julien Blaine à la galerie Lara Vinci. Ce soir "C'est ma peau" Julien présente son bréviaire "éclats d'éveil". La bible de l'art contemporain. Des prie-Dieu partout dans la galerie. Inquiétude et comédie religieuse. Une gogo girl habillée en bourgeoise stricte découpe la chemise du poète en train de hurler. "Nous avons enfin, avec ces nouvelles machines, trouvé les résidus qui mêlent sans distinction l'image et le texte. Ce résidu n'est ni vers ni icône. Il est verssicône". Les bouts de chemise sont collés sur une feuille de papier couleur chair ou il est écrit "C'est ma peau". Les feuilles seront vendue en souvenir. "Vente promotionnelle". La chemise est en lambeaux. Le poète est torse nu. La fille lui arrache un pansement ou il est écrit "je livre le livre". Le poète crie. Il joue des conques. J'intervient à la fin avec ma cornemuse. Nous jouons notre numéro de strangulation. Grand succès. Julien attire vraiment la foule des jours branchés. Une partie du public reste dans la rue. Impossible de rentrer dans la galerie. Trop de monde. Le sang du Christ c'est le vin. La peau du poète c'est sa chemise ! Une chemise à carreaux de paysan américain. Très "Grunge"
 
White light !
White light !
White light !
White light !
White light !
une hypothèse pour la pochette du disque