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(Juillet
2002
AU JOUR LE JOURNAL PELERINAGE CHEZ BE-BOP FUHRER
ET VACANCES DANS LA COMMUNAUTE D'OTTO MUEHL
Je suis tout retourné depuis mon retour à Paris. Je suis en erreur comme un vulgaire ordinateur. Disque dur ? Système d'exploitation ? Logiciel ? Vie du rail ? Tour de contrôle ? Bogue humain ? Anniversaire des copines ? Autoroute du sexe ? Impossible de connaître la cause exacte de ce malaise. Mes vacances chez "Be bop führer" m'ont déglingué un peu plus. Je suis resté quinze jours avec mon fiston dans la communauté d'Otto Muehl, près de Faro dans le sud Portugal. Endroit magnifique de l'Algarve. Plusieurs petites maisons, caravanes et containers transformés en maisonnette gravitent autour d'une assez grande villa agrémentée d'une belle piscine, cœur de la commune qui surplombe la mer. Ciel bleu permanent. Le soleil torride éclaire une garrigue de terre rouge. On voit au loin des vignes, des plantations d'orangers, des amandiers, des figuiers, des oliviers gigantesques et des lauriers rose et blanc.
l'ange gardien du capital
Otto Muehl est un peintre très côté dans le monde de l'art. Il possède une qualité de dessin qui le désigne comme un des grands de notre époque. Il s'est fait connaître dans les années 60 avec le mouvement des actionnistes viennois. Il faisait des tableaux vivants nommés action matérielle. Le plus connu est "l'ensevelissement de la Vénus". Une femme nue prends la pause d'un modèle d'atelier pour être recouverte de peinture, de glus, de plumes et de divers matériaux choisis par l'artiste. L'année 1973 est un grand tournant dans sa vie. Il achète des terrains et une ferme à trente kilomètres de la frontière austro-hongroise pour créer la nouvelle commune libre de Friedrichshof. La propriété est collective. L'amour est libre dans le périmètre de la commune. Otto organise presque tous les soirs des séances qu'il appelle "Analyse Actionnel". Ce genre d'action donne à voir un spectacle intime basé sur la représentation de soi théâtralisé dans le but de faire surgir de l'inconscient "le camarade névrose" de l'individu. Otto se considère comme un gourou et comme un thérapeute. Sa démarche accompagne celle de Whilhem Reich, ami de Freud et génial auteur de "La psychologie de masse du fascisme". L'idée est que chaque homme renferme en soi une cuirasse émotionnelle dans laquelle sont activées toutes les névroses et frustrations de l'individu. Cette cuirasse sert de flic personnel et d'ange gardien du capital. C'est l'âme du pouvoir central au sein de chaque individu. La cuirasse émotionnelle joue un peu le rôle de l'ancienne âme chrétienne. Otto se propose gaillardement de faire sauter la cuirasse des membres de sa commune. Pour lui le mécanisme de répression social fonctionne principalement à l'intérieur de la cellule familiale et de la relation de couple.
c'est pas croyable comme ma femme me déteste !
La "commune" libre de Friedrichshof s'était développée de manière considérable jusqu'à 700 personnes ! C'était une subversion intolérable pour l'Autriche. La "commune" fût victime de son succès. En plus du commerce des tableaux d'Otto, ils avaient monté plusieurs petites industries qui rapportaient beaucoup d'argent. La commune s'était reconstituée en micro société bourgeoise et spécialisée. On retrouvait les prolétaires, les commerciaux, les artistes, les bureaucrates et les dirigeants corrompus par l'argent. La société dominante s'était reconstituée malgré tous leurs efforts pour inventer un monde meilleur ! Cet échec ne me surprend nullement. J'avait lu dans ma jeunesse un grand nombre de théoriciens du socialisme. Je suis convaincu depuis fort longtemps que les tentatives locales de créer des "phalanstères" ou de réaliser le "socialisme dans un seul pays" sont inéluctablement vouées à l'échec. Bref la "commune" libre s'est violemment délitée. Otto et sa femme Claudia se sont retrouvés injustement accusés d'abus sexuel sur une mineur de 14 ans dans un procès digne d'une république stalinienne. La cour avait systématiquement récusé tous les témoins qui ne chargeaient pas à mort les accusés. Otto s'est retrouvé emprisonné pendant 6 ans et demi et Claudia pendant un an. Otto Muehl fût un prisonnier politique comme le fût Whilhem Reich dans les USA des années 50.
désespoir en plein soleil !
A sa sortie de prison Otto Muehl s'est installé avec ses plus fidèles amis et une ribambelle d'enfants au Portugal. La grande affaire d'Otto est la lutte contre la "petite famille". Sa méthode est simple. Il suffit de créer une "grande famille". Ils sont environ 25 personnes, enfants, jeunes et adultes. Il fonctionnent sous forme de "commune" assez refermée sur elle même comme une authentique grande famille. Les jeunes ont monté un bel orchestre de jazz nommé "Baby Jazz". Ils sont acharnés dans l'imitation de l'esthétique "Be Bop" des années 50. Les membres de l'orchestre ont de vingt à dix ans ! La plupart des standards de jazz et de "Be bop" sont des chansons américaines à la gloire du couple idéal et de la "petite famille". C'est le comble ! Les standards subliment l'aspiration de l'amour absolu dans sa caricature la plus romantique comme seuls les américains savent le faire. Seul Cole Porter avait légèrement saboté le sens de quelques standards avec des allusions voilées aux pûtes, à la débauche et à l'homosexualité. Seuls les thèmes de Monk, Parker et Rollins expriment une vérité purement musicale.
j'étais seul avec mon fils dans la commune d'Otto !
L'unique musique de cette "commune" dément en permanence leur idéologie. Au bout de quelques jours la contradiction apparaît comme insupportable. Notre homme Otto que j'appellerai le bien nommé "Be bop führer" prétend aimer le "Free Jazz" des années 60 et 70. Je pense qu'il n'a jamais vraiment écouté un disque de "Free jazz" de sa vie. Il reçoit les visiteurs dans la position de l'homme médecine, du chaman, du maître, du "Be bop führer" ou même du roi Otto. Il veut à tout prix sonder l'âme du visiteur dans des entretiens qu'il qualifie de thérapeutique. C'est son truc. Je m'intéresse à l'univers des sons, aux bruits de la vie et même au son d'un réfrigérateur. Je ne veux en aucun cas me faire soigner par quelqu'un ne connaissant ni le rock and roll ni la musique contemporaine ni l'électronique. Otto aimerait que son orchestre de jeunes soit moins rigide pour pouvoir réaliser et intégrer plus facilement ses "actions" en plein milieu d'un morceau de jazz. Pour lui la musique "c'est des pétarades". Il m'a présenté comme un musicien de "Free Jazz" et comme un modèle à suivre. Immédiatement les jeunes de l'orchestre se sont braqués contre moi. Le jour de mon arrivée nous avons joué ensemble. J'étais crevé de fatigue et malade. J'ai joué assez librement leurs standards chéris en tournant plus ou moins autour de leurs harmonies. Ils étaient horrifiés. Pour les plus jeunes d'entre eux la vraie musique doit ressembler note pour note à celle des disques historiques. A la fin de mon séjour j'avais organisé une grande soirée avec un bon repas pour remercier tout le monde. Ze Eduardo, leur professeur de musique était invité. Il avait paraît-il fortement déconseillé à l'orchestre de glisser vers le "free" ce qui est compréhensible. J'ai eu beaucoup de plaisir à jouer avec lui. Le malentendu s'est vite dissipé et la soirée était très réussie. Ze Eduardo est un musicien très doué et très sympathique. Il joue à la perfection de la basse, du piano et de la guitare.
pour ma femme la réalité n'est pas réelle…
A force de vouloir m'analyser, "Be bop führer" c'est retrouvé pris au piège du miroir sonore que je lui ai tendu. Finalement j'espère lui avoir fait comprendre quelque chose. Personnellement j'ai beaucoup appris de cette confrontation permanente. La méthode actionniste consiste dans une provocation délibérée et un comportement théâtrale. Par exemple le test "Heil Hitler". Les visiteurs d'Otto doivent être capable de faire ce salut cauchemardesque avec drôlerie et détachement ! C'est censé être de l'humour viennois. Totalement incompréhensible pour un français ! J'avais très mal pris la chose et j'ai failli foutre le camp immédiatement. D'après eux je manque d'humour et je prends les choses trop au premier degré. J'ai souvent eu du mal avec leur léger grincement extrémiste dans le style de Thomas Bernhard.
j'aimais à la folie ma chère petite famille…

Je ne souhaite pas à mon pire ennemi la vie de couple de la petite famille ! C'est la pire des manières de vivre à l'exclusion de toutes les autres… Reste comme solution la vie de célibataire grotesque de délabrement solitaire et sinistre d'égoïsme. "Sortir du bourbier"! Il reste aussi la vie communautaire des religieux, de l'armée et de la police au secours… Reste aussi les équipes de football, les orchestres de scout, les déchets du communisme en Corée du Nord et les tribus de racaille et de voyous des banlieues. "Sortir du bourbier" Finalement la plupart des gens ne connaissent de la vie en commun que les communautés de travail, c'est à dire le monde de l'entreprise. Le chômage dans ce cas amène non seulement à la misère mais aussi à la solitude la plus absolue.
je je suis triste parce que tout fout le camp virtuellement !
Pour sortir du bourbier quelques personnes entreprenantes ont tenté de fonder des communautés. J'ai visité il y a trois ans la très politique communautés de "Longo Maï" qui existe depuis plus de trente ans. C'est un lieu très séduisant quand on reste un soir pour dîner. Je viens de passer 15 jours dans la commune éclairée par le génie créatif d'Otto. Il peint absolument tout le temps. Il peint seul ou entouré par des hordes d'enfants et par des grappes d'adultes. Leur dogme est simple : la petite famille est cause de la misère du monde. Pour les habitants de cette communauté les couples ne sont que les misérables défenseurs du monde actuel.
sortir du bourbier mon petit cœur !

Ils ont très courageusement expérimenté une autre manière de vivre pour sortir du bourbier de la vie quotidienne sous le capitalisme avancé. Je respecte et j'admire leur démarche même si je ne la partage pas. Ils sont beaux. Ils s'occupent avec une formidable abnégation de Lili, une des filles d'Otto handicapée suite à une erreur médicale ! Leur démarche vis à vis d'elle demanderai des pages entières de commentaires. C'est peut être ce qui m'a le plus convaincu de la profonde humanité de leur sentiments. Ils partagent tout et croyez moi ce n'est pas facile… J'ai souvent deviné l'angoisse et la solitude dans leurs yeux. Ils suivent les fils complexes et abstraits d'un rapport de force qui conduira l'un dans le lit de l'autre et surtout le lien invisible qui leur permettra d'en sortir. Ils vivent à l'intérieur d'un cercle. Ils s'occupent admirablement des enfants et des adolescents. Ils assurent une grande partie de leur éducation. Les tâches domestiques sont régies selon les règles tournantes d'une mécanique complexe qu'ils qualifient de spontanée. Leur vie est souvent incompréhensible vue de l'extérieur.
ma femme est une artiste et elle me méprise…
Mon fiston s'est bien éclaté. Pour moi le bilan est en demi teinte. J'ai écrit une "Little Lili Waltz" en hommage à Otto. Je voulais monter une nouvelle version de "Psycho Color" avec l'orchestre des jeunes et les artistes mais c'était impensable puisqu'ils ne jurent que par le "Be Bop" le plus éculé. J'ai enregistré pour eux un concert qu'ils ont donné à Tavira avec le renfort de Luis Monteiro à la batterie. Luis vivait à Paris dans les années 80 ou il jouait avec Jeff Sicart
"jazz connections in Portugal"
J'ai marqué un break au milieu de mon séjour dans la communauté avec la visite de mon vieil ami Virgil Mihaiu. Il était à Lisbonne pour présenter son dernier livre. Il est critique de jazz et poète. Il a commis un très intéressant "Jazz connections in Portugal" ou il trace un parallèle entre la vie culturelle du Portugal et celle de la Roumanie. Ces deux pays ont subi une longue dictature et possèdent tous deux une tradition musicale, "Fado" et "Doina", très proches dans l'expression de la tristesse et du vague à l'âme. Virgil est un ami très drôle et nous nous sommes bien amusés. Il respire un humour typique de l'Europe de l'Est.
ca va très mal au très mauvais moment !

Je ne me lasse pas d'écouter les nombreuses anecdotes que peut raconter Virgil. Le Ganelin trio va se reformer le 8 octobre 2002 sous le nom Ganelin/Tarassov/Cherkasin à l'occasion de la sortie du livre de souvenirs de Tarassov à la "Foire du Livre de Frankfurt". Ils n'ont pas joué ensemble depuis 16 ans. Ganelin s'était exilé en Israël où il n'a pas pu donner toute la mesure de son talent. Il était parti peu de temps avant l'arrivée de la Perestroika en Russie. Il s'était exilé au mauvais moment. Tarassov vit à Vilnus ou il a réussi le tour de force de représenter la Lituanie dans différentes institutions culturelles, alors que lui et sa femme sont russes ce qui est absolument rédhibitoire pour les lithuaniens. Il avait compris il y a vingt ans que pour continuer à vivre à Vilnius il devait apprendre à parler cette langue extrêmement difficile qu'est le lithuanien. La plupart des russes ne comprenaient pas un traître mot de cette langue et considéraient purement et simplement la Lituanie comme une province russe. L'histoire lui a donné raison. Tarassov était l'ami des artistes à l'époque de la dictature communiste. Il les aidait et les aimait alors qu'ils étaient traînés dans la boue et emprisonnés par le pouvoir stalinien. L'art contemporain était une activité dangereuse sous Brejnev. Tarassov possède une fantastique collection de pièces contemporaines offertes par les artistes en remerciement de son aide. Il était l'ami de gens comme Kabakov qui est maintenant mondialement connu. Le troisième musicien du trio historique, Cherkasin vit à Moscou. Il joue de nombreux instruments et pas seulement du saxophone. Ganelin l'avait rencontré il y a fort longtemps à Sverdlovsk (Ekaterinbourg) dans l'Oural ou il était militaire. J'avais acheté, il y a peu, un superbe inédit de Ganelin trio "Strictly for our friends" édité chez Léo record. Léo Feigin les avait fait connaître en occident à l'époque ou les frontières étaient hermétiquement fermées. En échange son label a obtenu une certaine notoriété grâce à leur musique géniale.
 

L'hiver dernier dans l'atelier de Ralph à Bagnolet avec Otto Muehl en train de dessiner la petite famille.